Journée d'études SPCA - note de cadrage - problématique


Groupe de travail de l’AFSP

« Science politique comparée des administrations »

(A. Cole/J.-M. Eymeri-Douzans)

« Les cultures administratives.

Socialisations, communalisations, logiques d’action »

Journée d’études organisée par J.-M. Eymeri-Douzans & J. Gervais,

avec le projet 6 du cluster 14 (dir. R. Payre)

IEP de Lyon - 21 novembre 2008 - salle Michel Seurat

Les travaux des chercheurs réunis dans le cadre de cette journée d’études présentent maintes caractéristiques communes sur le fond, par-delà la diversité des objets traités et la variété des méthodes ou des cadres d’analyse mobilisés. Participant toutes et tous du  mouvement tendant à (ré)investir en politistes le champ de l’étude des institutions politico-administratives, ces chercheurs enracinent leurs travaux dans des études empiriques approfondies. Ils entendent ainsi contribuer à une sociologie des institutions qui soit effectivement sociologique – au premier rang desquelles, bien sûr, une sociologie de l’Etat. Il s’agit d’appréhender les institutions non « par le haut » à travers la manipulation de modèles et de typologies aux variables simplifiées, mais plutôt « par en bas », c’est-à-dire à la fois dans toute leur « épaisseur » – selon la méthode de la « thick description » chère à Clifford Geertz – et « en interaction » dans le cadre de chaînes d’interdépendance complexes qui sont particulièrement denses lorsqu’il s’agit d’institutions de gouvernement en charge de co-produire l’action publique avec maints partenaires sectoriels et territoriaux.

Saisir l’institution dans toute son « épaisseur » commande, entre autres pistes de recherches, d’accorder la plus grande attention aux processus de socialisation-resocialisation secondaire et continuée auxquels l’institution expose ses membres, tant à l’occasion de leur entrée dans l’institution qu’au cours de leur carrière en son sein. De fait, l’observation de terrain des entités qui composent, par exemple, ce conglomérat d’institutions différenciées entretenant entre elles des relations d’échange et de conflit que par sténographie l’on nomme « Etat », illustre combien les institutions qui parviennent à « faire institution » (dans la langue indigène des acteurs, les institutions « solides », celles qui « tiennent debout »… par opposition aux institutions dites « en crise ») sont le plus souvent celles dont les membres, au-delà de calculs rationnels et de compromis transactionnels passés autour de leurs intérêts objectifs partagés – registre des processus de « sociation » au sens de Max Weber – sont unis par une dynamique de « communalisation » tendant à la production et à l’entretien chez ces individus d’un « sentiment subjectif d’appartenance » à un « Nous ». Or ces phénomènes de communalisation sont à l’évidence le produit de l’activité interne de l’institution comme lieu et instance de socialisation de ses membres, et ce sont eux qui concourent de façon déterminante à donner à chaque institution, saisie depuis l’extérieur, ce que l’on peut appeler sa « logique ordinaire d’action » particulière, ou sa « rationalité d’institution » particulière, laquelle se développe parfois en une véritable « politique bureaucratique » (au sens d’Allison et Halperin), marque distinctive de telle institution dans l’espace de compétition autour, par exemple, de la production interministérielle et intersectorielle des politiques publiques.  

C’est précisément pour mieux articuler intellectuellement ces processus de socialisation(s), de communalisation(s) et de logique(s) ordinaire(s) d’action, dans et par lesquels se produisent-reproduisent au concret les institutions, qu’il nous semble heuristique d’avoir recours à la notion de cultures institutionnelles, et dans le cas d’espèce de cultures administratives, empruntée à l’anthropologie. 

Sans prétendre investiguer ici les multiples dimensions théoriques et méthodologiques de la notion de culture, dont la polysémie est grande et les usages divers, tant dans la tradition disciplinaire de l’anthropologie, où elle est centrale, que dans la littérature sociologique et politiste, où elle a fait l’objet d’importations ponctuelles à des moments différents du développement de ces disciplines, les communications présentées dans cette journée d’études entendent mettre au travail cette notion et en tester ce faisant la robustesse et les limites comme outil d’intellection, au contact de terrains de recherche précis. C’est dire que ces communications, loin de toute tentation d’essentialisme, se démarquent avec netteté de certains usages politistes qui furent faits de la notion, au cours des années 1960, par le « culturalisme » d’Almond et Verba qui – pour résumer – cantonnait la culture à n’être qu’un système d’idéalités ou d’attitudes mentales, artificiellement distinguées des comportements des acteurs, ceux-ci étant censément explicables par celles-là. S’inscrivant au contraire dans le sillage de l’anthropologie culturelle, de Clifford Geertz à Ann Swidler, il s’agit bien sûr ici d’appréhender et d’investiguer des « cultures en action » dont la dimension « idéelle » et la dimension « matérielle » – au sens de Maurice Godelier – sont inextricablement mêlées. Dans cette perspective, une culture d’institution se conçoit, à la manière dont Emile Durkheim définissait le phénomène religieux, comme un « système solidaire de croyances et de pratiques ». Il est donc clair que, tout autant sinon plus qu’un corpus idéologique, la culture d’une institution est une « praxéo-logique » repérable dans et par les comportements de ses membres. Dès lors, l’on se propose ici comme définition de travail, bien évidemment perfectible à la lumière de son opérationnalisation, d’appeler « culture  d’institution » le composé indécomposable de représentations, de croyances, de savoirs, de savoir-faire et de pratiques, caractéristique d’une institution particulière et approprié par ses membres.

Ainsi définie, la « culture institutionnelle » est la forme concrète selon laquelle ce construit d’objectivation sociale qu’est une institution, loin de rester extérieure aux membres de l’institution tel un introuvable niveau « supra-individuel », se trouve effectivement appropriée par les membres, c’est-à-dire tout à la fois subjectivée (embrained) et incorporée (embodied). L’on rejoint en cela la position théorique du « néo-institutionnalisme sociologique » étasunien, puisque Walter Powell et Paul Di Maggio soulignent fortement qu’il n’y a pas lieu de distinguer au concret l’« institution » et la « culture », deux  notions qui s’imbriquent comme les réalités qu’elles désignent car la culture est une des formes mêmes du procès d’institutionnalisation. La notion de « culture d’institution » est ainsi une façon d’appréhender ce phénomène, si complexe dans ses tenants et aboutissants, si décisif dans ses effets, par lequel l’institution est faite corps et esprit, est appropriée donc individuée par ses membres. Dès lors, ceux-ci deviennent des acteurs compétents à porter, incarner, représenter, défendre, promouvoir, dans le cours de leurs activités quotidiennes, ladite institution non pas en tant qu’entité abstraite mais à l’état de logique d’action concrète mobilisée, dans le cas des administrations publiques qui nous occupe ici, dans la prise en charge des dossiers, la problématisation des enjeux, la production et la mise en œuvre des programmes d’action publique dont telle administration a la responsabilité. Cette approche des institutions administratives par les dynamiques d’appropriation individualisée de l’institution à l’état de culture permet ainsi de comprendre et d’expliquer bien plus finement que par la simple référence à la propension de toute institution à persister dans son être – qui n’est à tout prendre qu’une métaphore – les constats d’observation empiriques récurrents quant à l’évident « air de famille », tant dans la synchronie du présent que dans la diachronie historique, des divers produits élaborés par les membres différents d’une même administration (qu’il s’agisse de notes de service, d’ « éléments de langage » préparés pour des ministres, de prises de position orales en réunions interministérielles, de solutions techniques retenues et de montages juridiques effectués dans les textes de valeur normative aussi bien que dans les « normes secondaires d’application » développées ensuite). 

Une telle perspective d’analyse s’efforce dès lors d’échapper au piège consistant à réifier des distinctions souvent scholastiques entre l’idéel et le matériel, les idées et les intérêts, les croyances et les pratiques – peu importe les couples de notions antithétiques mobilisées. Car l’observation empirique montre que la culture de telle ou telle institution administrative, que ce soit la direction du Budget à Bercy, la direction des Migrations là, ou le corps des Ponts et Chaussées ailleurs, est certes tissée de représentations, d’idées, de croyances et de valeurs – les fonctionnaires parlent d’ailleurs communément de la « doctrine-maison » de telle administration (ministère, direction, agence ou établissement public) ou de tel corps administratif – mais qu’elle consiste aussi en tout un riche répertoire matériel de pratiques prescrites et proscrites, de gestes et de réflexes attendus, d’outillages et d’instruments standardisés, de manières de faire et de dire appropriées, d’usages, de rites et de routines d’action sédimentés dans lequel s’actualisent et se donnent à vivre au quotidien les schèmes perceptifs, cognitifs et évaluatifs… et sur lequel reposent in fine les institutions.   

Grammaires mentales et comportementales, chaînages idéo-logiques et répertoires praxéo-logiques mêlés, systèmes solidaires de croyances et de pratiques, à la fois partagés, investis et reproduits dans et par l’action, ces cultures administratives sont donc tout à la fois « contrainte » et « habilitation » au sens d’Anthony Giddens. Aussi faut-il s’attacher à en restituer les usages différenciés par les acteurs, loin de tout sociologisme qui écraserait les phénomènes de distance individuelle aux rôles institutionnels prescrits et feindrait d’ignorer la réalité des ajustements et recompositions identitaires auxquels donne lieu la carrière des individus conçue comme trajectoire de (re)socialisation continue par les métiers ou les rôles successivement exercés et par l’appartenance successive à des institutions administratives différentes.

Dans cette perspective, les communications présentées à cette journée d’études s’attacheront à investiguer quelques cas de cultures administratives en action, telles qu’elles sont portées par, et actionnées dans, des pratiques qui les font exister socialement. Elles seront appréhendées à des moments et sous des angles différents dans chaque étude de cas. Certaines s’attacheront à ces lieux d’ « épreuves » et de probation que sont les concours administratifs et les écoles administratives, lieux et moments fondamentaux d’acculturation, que prolonge l’entrée effective en fonctions où s’opère la « prise de rôle » au sens de Goffman. D’autres s’attacheront à montrer l’efficace des cultures administratives à générer et entretenir un processus d’osmose qui fait de telle administration une véritable « maison » – selon la formule indigène récurrente – fortement unie autour du totem symbolique qu’est sa « doctrine-maison », brandie à tout propos et parfois hors de propos dans la conflictualité intra- et inter-ministérielle. L’on s’attachera aussi à apprécier la « dureté » relative des phénomènes de cultures administratives et leurs dynamiques de recomposition telles que les « conjonctures critiques » que sont les réformes visant à la fusion de « maisons » ou de corps administratifs permettent de les saisir de façon privilégiée. L’on s’efforcera encore de faire le départ entre ce que la structuration de ces cultures administratives doit à des phénomènes spécifiques ou intrinsèques au « monde administratif » et ce qu’elle doit à des processus et à des rapports sociaux plus globaux qui animent le vaste monde social au sein duquel les institutions administratives restent à l’évidence immergées. Enfin, à travers le cas du seul corps de hauts fonctionnaires d’« administration administrante » ayant une compétence et des carrières interministérielles, les administrateurs civils issus de l’ENA, en qui se superposent et doivent s’ajuster à la fois deux cultures administratives, celle propre à la « maison » sectorielle à laquelle ils appartiennent et qui les différencie entre eux, et celle qui tient à leur commune socialisation à l’ENA et fait d’eux des « gardiens de l’Etat », l’on s’efforcera de poser la difficile question de l’existence de la méta- ou méga-institution éclatée et cependant partiellement unifiée qu’est l’Etat sous la forme d’une « culture d’Etat » dont certains de ses serviteurs sont en quelque sorte des porteurs privilégiés. 

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Programme de la journée d’étude

9h30: accueil (café).

Première demi-journée - Président-Discutant : Alistair Cole (Université de Cardiff, professeur invité à l’IEP de Toulouse)

10h-10h20 : Présentation et introduction problématique (J.-M. Eymeri-Douzans & J. Gervais)

10h20-11h : Jean-Michel Eymeri-Douzans (IEP de Toulouse-LaSSP)

« Pour une sociologie de l’Etat à l’état de culture. Le cas des énarques de ministère »

11h-11h30 : Sylvain Laurens (Université de Limoges-CURAPP)

« Parler de ‘culture administrative’ fait-il de l'Etat un ‘isolat culturel’ ? Apports et limites de la notion de culture administrative dans le cas des agents de la Direction des Migrations »

11h30-11h45 : Pause café

11h45-12h45 : Discussions-Questions/Débats

12h50-14h30 : Déjeuner au « Café du 7ème art »

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Deuxième demi-journée - Président-Discutant : Alistair Cole

14h30- 15h00 : Julien Meimon (CERI-FNSP & LaSSP)

« Profession : développeurs. Les anciens administrateurs coloniaux et la construction d’une culture institutionnelle au ministère de la Coopération »

15h00-15h30 : Emilie Biland-Curinier (Université Paris 1 & EHESS)

« Qu’est-ce que la ‘culture territoriale’ ? Réflexions sur une catégorie pratique et analytique des concours de la fonction publique territoriale »

15h30-15h45 : Pause

15h45-16h15 : Julie Gervais (LSE & Université de Lyon-Triangle)

« Doctrine-maison et cultures administratives dans les fusions de corps : quand les ingénieurs des Ponts se ‘mettent au vert’»

16h15-17h15 : Discussions-Questions/Débats.

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Pour une présentation d’ensemble, l’on renvoie à Françoise Dreyfus, Jean-Michel Eymeri(-Douzans), dir., Science politique de l’administration, Paris, Economica, 2006.

Max Weber, Economie et Société, Paris, Plon “Agora”, t.1, 1995.

Graham Allison, Morton Halperin, « Bureaucratic Politics : A Paradigm and Some Policy Implications » in Raymond Tanter, Richard Ullman, (dir.), Theory and Policy in International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1972.

Sur tout ceci, l’on renvoie à la synthèse didactique de Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 1996.

Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973 ; Clifford Geertz, Savoir local, savoir global, Paris, PUF, 1986.

Ann Swidler, « Culture in action : Symbols and Strategies », American Sociological Review, 51(2), 1986.

Maurice Godelier, L’Idéel et le Matériel, Paris, Fayard, 1984.

Au sens de Peter Hall et Rosemary Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, 47 (3-4), 1997.

Walter Powell, Paul DiMaggio, (dir.), The New Institutionalism in Organizational Analysis, Chicago, Chicago University Press, 1991.

Au sens de Pierre Lascoumes, « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques », L’Année sociologique, Vol. 40, 1990.

Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1987.

Erving Goffman, Asiles, Paris, Ed. de Minuit, 1968.

On renvoie tant à l’analyse des « carrières » par la sociologie américaine des professions, Everett Hughes, Le regard sociologique, Paris, éd. de l’EHESS,  1992, Howard Becker, Outsiders, Paris, A.-M. Métailié, 1985 qu’aux travaux en France sur la socialisation, notamment Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1995.

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